Faire cohabiter numérique et environnement ?
Alter Numeris, ce sont des chercheurs et des penseurs qui réfléchissent les enjeux de la société numérique.
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Faire cohabiter numérique et environnement ?

Regards croisés

 

Notre intervention dans l’émission Tendances Première diffusée le 21/2/24 sur La Première (RTBF) ↓

Notre intervention dans le podcast Exergie du Pr. Francesco Contino (UCLouvain) ↓

 

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Lorsqu’on parle de numérique, la polarisation est souvent de mise. Quand le terme est adossé à celui d’environnement, les débats s’enflamment. Les uns posent les technologies numériques comme solution universelle pourvoyeuse de réduction des dépenses énergétiques. Les autres en appellent à une sobriété numérique radicale pour sauvegarder l’environnement. Les discussions, lorsqu’elles dépassent la simple énonciation de positions, invoquent pêle-mêle des stratégies industrielles, des rapports d’experts ou des contributions scientifiques. Pas toujours simple, dans ces discussions souvent passionnées et pétries d’intérêts multiples, de s’y frayer un chemin ou de se faire une idée claire des termes du débat. 

Quoi qu’il en soit, s’interroger sur la manière avec laquelle numérique et environnement doivent cohabiter relève d’une urgence croissante. Tout d’abord, rappelons les engagements des États en faveur de la réduction des émissions de gaz à effet de serre et de leurs effets sur le climat : l’Union européenne s’est fixé l’objectif de réduction des émissions d’ici à 2030 d’au moins 55 % par rapport aux niveaux de 1990. Ces engagements, concomitant à l’adoption de stratégies d’accélération de la numérisation, devraient contraindre les pouvoirs publics à clarifier les termes des interactions entre numérique et environnement. Ensuite, d’autres enjeux environnementaux ne peuvent plus être ignorés : pensons aux pollutions générées par l’extraction des métaux rares nécessaires à la fabrication des équipements, ou encore aux pollutions liées aux déchets électroniques.

Du côté des citoyens, la prise de conscience est grandissante : « 85% des Français estiment qu’il devrait être prioritaire de réduire l’impact du numérique sur l’environnement dans les années à venir (…) avec, à nouveau, un jugement relativement homogène parmi toutes les générations ». Du côté des industriels du secteur, les impacts économiques et financiers causés par l’enjeu de l’énergie et les tensions environnementales forcent à réagir : dans le domaine des métaux rares par exemple, les problèmes d’approvisionnement devraient se multiplier et mettre sous pression les chaînes de production mondialisées

Le couple numérique et environnement confronte donc deux élans conjoints de nos sociétés modernes courant chacun dans leur couloir, deux « transitions » concomitantes décrites encore trop souvent dans leur silo. La question de leur compatibilité se pose désormais ouvertement : se renforcent-elles ou se contredisent-elles ? Sont-elles compatibles ? Peuvent-elles cohabiter et, si oui, de quelle manière ? 

Ces questions réclament d’adopter différentes perspectives :  experte (Que savons-nous des interactions entre numérique et environnement, et comment se structure cette connaissance ?), politique (Comment articuler les transitions numérique et environnementale, aux projets de société que nous jugeons désirables ?) et citoyenne (Comment comprendre et se positionner à l’égard des informations circulant sur le sujet dans l’espace public ?). C’est à partir de ces trois regards que le présent rapport discute la cohabitation, parfois difficile, entre numérique et environnement. 

Le premier regard, le regard expert, doit permettre d’objectiver l’état des connaissances autour des liens entre numérique et environnement. Force est de constater que les recherches et les connaissances produites sur les effets du numérique sur l’environnement sont encore jeunes et de teneurs diverses. S’y plonger permet de fixer ce qui est aujourd’hui considéré connu mais aussi de pointer la coexistence de rapports mettant en évidence le numérique comme solution – et donc l’accélération de la numérisation au secours de l’environnement – et les rapports avançant le numérique comme source incontrôlée d’empreinte environnementale – et donc l’indispensable maîtrise de son utilisation. 

Le second regard, le regard politique, porte l’ambition de re-positionner l’articulation entre environnement et numérique dans les termes d’une question politique. Dans un précédent rapport, nous avions mis en évidence les imaginaires sociaux qui sous-tendent les débats techniques et les controverses autour de la 5G. Ici, il s’agira, sur la base de travaux existants, de faire état des scénarios d’articulation des transitions numérique et environnementale. Ces scénarios sont associés à une pluralité de futurs possibles. 

Le troisième regard, le regard citoyen, conduit d’une part à déconstruire la mécanique sous-jacente aux évaluations d’impact du numérique sur l’environnement et, d’autre part, à comprendre comment celles-ci sont construites. Des chiffres sont fréquemment diffusés dans l’espace public, accompagnés d’analyses reposant sur ce type d’évaluation. Comment se positionner en tant que citoyen face à un propos d’apparence si technique ? Ce troisième regard propose une grille de lecture permettant de forger une position sur ce genre d’études. Pour illustrer cette démarche, le rapport Digital4Climate publié en Belgique en 2022 offre une opportunité de mettre cette grille de lecture en pratique. 

Un regard expert, en bref

Quel est l’état des connaissances sur les interactions entre numérique et environnement ? Les publications qui se penchent sur cette question complexe divergent tant par leur qualité, leur méthodologie ou leur transparence. Certaines évaluent l’impact du numérique à l’échelle de la planète, alors que d’autres visent un territoire spécifique (ex. Europe, France, Wallonie). Les unes évaluent les enjeux environnementaux du numérique au sens large, tandis que d’autres se concentrent sur les émissions de gaz à effet de serre ou la consommation électrique. 

Malgré ces disparités, on peut y trouver des éléments de convergence :

* Les études montrent que le secteur numérique produit entre 2% et 4% des gaz à effet de serre mondiaux (2018) : c’est l’équivalent de la flotte de camions sur la planète au même moment, et plus que l’aviation civile pourtant souvent pointée du doigt.
Les prévisions indiquent une augmentation rapide de ces émissions (de 4 à 6% par an). 

* La consommation électrique du secteur lors de la phase d’usage du numérique, quant à elle, représente 5 à 8% de la consommation électrique mondiale (entre 2019 et 2021). Dit autrement, si « l’usage du numérique » était un pays, il serait le 3e plus gros consommateur d’électricité au monde, juste après la Chine et les USA.
Sans limitation des usages, une croissance significative de cette consommation est anticipée en raison de l’explosion du volume de données.

En marge des études scientifiques, une série de publications commanditées par les représentants du secteur industriel ne réfutent pas les tendances haussières précitées ; mais justifient cette augmentation des impacts directs par des gains plus importants de manière indirecte : des effets structurels dans d’autres secteurs permettraient des économies d’énergie et d’émissions de gaz à effet de serre. Comme nous le détaillons dans notre analyse, ces études ne s’intéressent qu’aux effets indirects positifs, pas aux effets indirects négatifs ; elles sont donc biaisées.

Enfin, les rapports de grandes institutions (ONU, OMS, UE, etc.) permettent de mettre en lumière les pollutions environnementales (sol, air, eau) liées aux déchets électroniques ainsi qu’à l’extraction des matériaux nécessaires à la transition numérique et énergétique. 

Ce premier regard amène trois constats :

  • D’abord, celui de l’impact direct négatif incontesté du numérique sur l’environnement. L’extraction, la production, l’utilisation et la fin de vie des équipements physiques permettant les services digitaux ont un impact direct négatif considérable sur la planète. Il s’agit donc de reconnaître enfin le couple numérique-environnement comme un problème d’intérêt général ; 
  • Ensuite, force est de constater que la relation numérique-environnement est une relation débattue et que différents acteurs se mobilisent, chiffres et rapports à l’appui, pour appuyer la manière avec laquelle l’articulation entre les deux transitions doit s’établir ; 
  • Enfin, les rapports contradictoires (entre ceux produits par l’industrie poussant à une accélération de la numérisation, et ceux des think tanks invitant à sa réduction rapide) laissent planer de l’incertitude et sèment le doute quant à l’impact global du numérique sur l’environnement.

Finalement, ce premier regard amène à conclure que les transitions numérique et écologique n’ont pas une tendance naturelle à se renforcer mutuellement. La jeunesse et la rareté des études existantes doivent mener à la prudence et à l’application du principe de précaution avant de conclure à la nécessité d’une numérisation à tous les étages.

Un regard politique, en bref

A la question “Comment articuler les transitions numérique et environnementale ? », différents scénarios émergent. Chaque scénario est porteur d’un certain ‘mode de vie’ en ce qu’il recouvre des habitudes de mobilité, de production, de consommation, d’habitation, de rapport au temps et à l’autre, ainsi qu’à l’implication dans la vie de la cité. Le numérique ne fait pas exception : sa place et son rôle, sa diffusion et ses modalités de contrôle, son lien à l’innovation et ses usages sont distincts en fonction des scénarios. Penser l’articulation des transitions amène plusieurs constats: 

  • Une politique du numérique est indissociable de son versant environnemental. 

Trop souvent, la transition numérique est évoquée de façon isolée, sectorielle, liée à un usage particulier, découplée de la transition environnementale. Le geste opéré par les scénarios met fin à cette dissociation. Il pose le numérique dans des visions d’avenir permettant de clarifier les postures et d’éclairer les conséquences – explicites ou non – de la numérisation des sociétés. 

  • Une politique du numérique s’articule autour des catégories de sobriété et d’efficacité. 

Les scénarios – et les imaginaires politiques qu’ils incarnent – sont traversés par des dosages et des articulations de ces deux pôles que sont la sobriété et l’efficacité. Il revient de reconnaître la nécessité d’une mise à l’échelle collective de ces deux dimensions. 

  • Une politique du numérique s’appuie sur un programme d’action publique. 

Les programmes d’action publique sur lesquels reposent les politiques du numérique doivent être identifiés : les programmes techno-capitalisme, social-démocrate et de sobriété radicale. 

Un regard citoyen, en bref

Poser un regard citoyen sur une publication portant sur l’impact environnemental du secteur numérique peut s’avérer complexe, voire déroutant. Quelle confiance accorder aux études sur le sujet ? Quels critères d’évaluation appliquer ? Comment faire le tri entre conclusions alarmistes et celles poussant à toujours plus de numérique ?

Le présent document met à disposition du citoyen une grille de lecture leur permettant de lire les différents rapports publiés de façon critique. Cette grille de lecture s’articule sur quatre grands axes, à travers desquels les failles et qualités intrinsèques d’une publication se dévoilent. Ces axes d’évaluation mènent à neuf indicateurs de confiance (vert/orange/rouge) produisant un tableau de bord consultable en un clin d’œil.

A titre d’illustration, la dernière étude Digital4Climate d’un lobby belge a été passée au crible. Notre analyse révèle un seul indicateur positif incitant à la confiance, deux indicateurs mitigés et six indicateurs incitant à la méfiance. Cette évaluation suggère que la reprise du rapport Digital4Climate dans un contexte de décision politique serait inappropriée, voire contre-productive pour l’environnement.

Conclusion et recommandations

La transition écologique et la transition numérique se renforcent-elles ou se contredisent-elles ? Sont-elles compatibles ? Peuvent-elles cohabiter et, si oui, de quelle manière ?

Le regard expert, qui objective l’état des connaissances, amène à conclure que ces deux transitions sont bien liées, mais que leur relation est débattue – laissant planer un futur hasardeux sur l’impact du numérique sur l’environnement. Il est ainsi infondé d’affirmer que ces deux transitions se renforcent naturellement. La jeunesse et la rareté des études existantes doivent mener à la prudence et à l’application du principe de précaution avant de conclure à la nécessité d’une numérisation à tous les étages.

Le regard politique nous invite à élargir notre champ de vision : il y a bien plusieurs scénarios possibles pour cette double transition, chacun incarnant un certain imaginaire politique et porteur d’un certain mode de vie. Chaque discours doit ainsi être analysé à la lumière de l’imaginaire qu’il véhicule et des modes de vie qu’il sous-tend.

Le regard citoyen offre une grille de lecture permettant de lire, de façon critique, les différents rapports publiés sur les sujets traitant de l’impact du numérique sur l’environnement – et d’ainsi se positionner face à la question. Le rapport d’un lobby belge intitulé “Digital4Climate”, pris comme cas d’usage de cette grille d’analyse, affiche des écueils non négligeables qui incitent à la plus grande prudence lors de la reprise de ses conclusions dans la sphère publique et politique.

A la lumière de ces conclusions, les recommandations suivantes peuvent être formulées :

  1. Adopter le réflexe des 3 regards (expert, politique, citoyen) dès qu’une nouvelle connaissance est produite.

On ne peut que s’étonner du traitement de ces nouvelles connaissances par certains politiques, particulièrement lorsque celles-ci sont produites par des groupes d’intérêts industriels.

En effet, l’application des 3 regards sur la dernière étude belge en date (Digital4Climate) suggère que la reprise de cette étude dans un contexte de décision politique serait inappropriée, voire contre-productive pour l’environnement. Des ministres4 ont pourtant pris l’étude en référence.

  1. Dans l’incertitude, appliquer le principe de précaution.

Face à la difficulté de déterminer si oui ou non l’essor de la numérisation entraîne une réduction nette de l’empreinte écologique globale, et face à la nécessité de plus en plus urgente de faire décroître celle-ci, la simple application du principe de précaution conduirait à la conclusion suivante : chaque secteur économique doit travailler à la réduction de son empreinte écologique, sans exception pour le numérique.

 

Auteurs

  • Steve TUMSON est ingénieur civil mécatronicien de l’UCLouvain, expert en robotique. Aujourd’hui consultant, conférencier et professeur, il porte plusieurs projets autour des thématiques des nouvelles technologies, de l’éducation, de la gestion du changement et du développement durable.
  • Julien RAONE est titulaire d’un Master en Gestion Publique de King’s College London et d’une thèse de doctorat en Science Politique de l’UCLouvain. Il publie dans les thématiques de la gestion publique et de l’analyse des politiques publiques.
  • Miguel COMA est Ingénieur Industriel électronicien de l’ISIB et architecte en technologies de l’information. Auteur, conférencier et consultant sur les impacts sociétaux liés aux technologies numériques, il défend le potentiel qu’a la technologie à amener un progrès durable.


Contributeurs

  • David BOL est professeur en circuits et systèmes électroniques à l’UCLouvain. Il est auteur ou co-auteur de plus de 150 articles techniques et contributions à des conférences ; et est activement impliqué dans la transition socio-écologique des TIC.
  • Hugues FERREBOEUF est ingénieur de Télécom ParisTech. Il a effectué la majeure partie de sa carrière professionnelle dans le secteur des TIC, dont plus de 15 ans à des postes de direction générale. Il a notamment rejoint le think tank The Shift Project où il dirige depuis lors le projet Lean ICT (ou comment rendre la transition numérique respectueuse de l’environnement).
  • Louis GOLARD est ingénieur civil électricien de l’UCLouvain, lauréat du prix HERA Award dans la catégorie “Sustainable ICT”. Il est actuellement doctorant à l’UCLouvain et travaille sur la thématique de la réduction de l’empreinte carbone de l’accès à l’internet mobile.
  • Jérémy GROSMAN poursuit un doctorat en philosophie à l’UNamur, au Centre de Recherche Information, Droit et Société. Son domaine de compétence est l’éthique des technologies. Il a fait partie des experts désignés par le gouvernement wallon pour l’informer sur les impacts potentiels du déploiement de la 5G.
  • Xavier MARICHAL est docteur en génie électrique de l’UCLouvain, CEO d’USITOO, et est également consultant chez FactorX, où il accompagne les entreprises dans le développement des modèles d’entreprise à forte valeur ajoutée et à faible impact environnemental.
  • Jérôme MEESSEN est docteur en génie électrique de l’UCLouvain. Il est actuellement associé et consultant à CLIMACT, où il gère des projets et des études sur la transition énergétique, la stratégie de réduction des émissions de gaz à effet de serre et le financement du climat.
  • Jean-Pierre RASKIN est professeur de microélectronique à l’UCLouvain. Il est auteur de centaines d’articles de revues scientifiques. Lauréat de plusieurs médailles et prix pour ses travaux, il a lancé un consortium européen qui promeut l’électronique durable dans les universités, les centres de recherche et l’industrie.
  • Gauthier ROUSSILHE est designer numérique et chercheur spécialisé sur les enjeux environnementaux de la numérisation, doctorant au RMIT. Il s’intéresse aux autres formes de développement du secteur numérique qui seraient compatibles avec les limites planétaires et dans un monde de plus en plus incertain.
  • David STEINMETZ est ingénieur civil mécanicien de l’UCLouvain. Il travaille actuellement dans les pôles Economie Circulaire et Climat d’EcoRes, où il accompagne de nombreuses entreprises et territoires pour une transition vers la sobriété.
  • Olivier VERGEYNST a plus de 20 ans d’expérience internationale en gestion informatique dans de grandes entreprises. Il est actuellement directeur de l’Institut Belge du Numérique Responsable.

 

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